Denis Diderot :
Contribution à l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal (1780)
Sur l'esclavage
Hommes ou démons, qui que vous soyez, oserez-vous justifier les attentats contre ma liberté naturelle par le droit du plus fort ? Quoi ! celui qui veut me rendre esclave n'est point coupable ? Il use de ses droits ? Où sont-ils ces droits ? Qui leur a donné un caractère assez sacré pour faire taire les miens ? Je tiens de la nature le droit de me défendre ; elle ne t'a donc pas donné celui de m'attaquer. Si tu te crois autorisé à m'opprimer, parce que tu es plus fort et plus adroit que moi, ne te plains donc pas quand mon bras vigoureux ouvrira ton sein pour y chercher ton cœur ; ne te plains pas, lorsque, dans tes entrailles déchirées, tu sentiras la mort que j'y aurai fait passer avec tes aliments. Je suis plus fort ou plus adroit que toi ; sois à ton tour victime ; expie maintenant le crime d'avoir été oppresseur.
Mais, dit-on, dans toutes les régions ou dans tous les siècles, l'esclavage s'est plus ou moins généralement établi.
Je le veux : mais qu'importe ce que les autres peuples ont fait dans les autres âges ? Est-ce aux usages du temps ou à sa conscience qu'il faut en appeler ? Est-ce l'intérêt, l'aveuglement, la barbarie ou la raison et la justice qu'il faut écouter ? Si l'universalité d'une pratique en prouvait l'innocence, l'apologie des usurpations, des conquêtes, de toutes les sortes d'oppressions serait achevée.
Mais les anciens peuples se croyaient, dit-on, maîtres de la vie de leurs esclaves ; et nous, devenus humains, nous ne disposons plus que de leur liberté, de leur travail.
Il est vrai. Tous les codes, sans exception, se sont armés pour la conservation de l'homme même qui languit dans la servitude. Ils ont voulu que son existence fût sous la protection du magistrat, que les tribunaux seuls en pussent précipiter le terme. Mais cette loi, la plus sacrée des institutions sociales, a-t-elle jamais eu quelque force ? L'Amérique n'est-elle pas peuplée de colons atroces, qui usurpant insolemment les droits souverains, font expier par le fer ou la flamme les infortunées victimes de leur avarice ? Je vous défie, vous, le défenseur ou le panégyriste de notre humanité et de notre justice, je vous défie de me nommer un des assassins, un seul qui ait porté sa tête sur un échafaud.
Supposons, je le veux bien, l'observation rigoureuse de ces règlements qui à votre gré honorent si fort notre âge. L'esclave sera-t-il beaucoup moins à plaindre ? Eh quoi ! le maître qui dispose de l'emploi de mes forces ne dispose-t-il pas de mes jours qui dépendent de l'usage volontaire et modéré de mes facultés ? Qu'est-ce que l'existence pour celui qui n'en a pas la propriété ? On dirait que les lois ne protègent l'esclave contre une mort prompte que pour laisser à ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours. Dans la vérité, le droit d'esclavage est celui de commettre toutes sortes de crimes.
Je hais, je fuis l'espèce humaine, composée de victimes et de bourreaux ; et si elle ne doit pas devenir meilleure, puisse-t-elle s'anéantir !