Souvenir d'enfance
Les deux hommes restaient silencieux, retournés à leur souvenir.
Ce jardin !... La maison de pierre grise ; les grands arbres du fond, et entre les deux la pelouse à l'herbe longue, jamais tondue, où l'on pourchassait les sauterelles ! Et le soleil ! En ce temps-là il y avait toujours du soleil. Des enfants arrivaient par l'allée qui longeait la maison, ou bien descendaient le perron marche par marche, avec prudence, mais en se dépêchant, et couraient vers la pelouse de toutes leurs forces. Une fois là, il n'y avait plus rien de défendu. L'on était dans un royaume de féerie, gardé, protégé de toutes parts par les murs, les arbres, toutes sortes de puissances bienveillantes qu'on sentait autour de soi, et c'était des cris et des courses, une sarabande ivre en l'honneur de la liberté et du soleil. Puis Liette s'arrêtait et disait, sérieuse :
- Maintenant, on va jouer !
Liette… Elle portait un grand chapeau de paille qui lui jetait une ombre sur les yeux, et quand on lui parlait, pour dire de ces paroles d'enfant qui sont d'une si extraordinaire importance, on venait tout près d'elle et on se baissait un peu en tendant le cou, pour bien voir sa figure au fond de cette ombre. Quand elle se faisait sérieuse tout à coup, l'on s'arrêtait court et l'on venait lui prendre la main, pour être sûr qu'elle n'était pas fâchée, et quand elle riait, elle avait l'air un peu mystérieux et doux d'une fée qui prépare d'heureuses surprises. L'on jouait à toutes sortes de jeux splendides, où il y avait des princesses et des reines, et cette princesse ou cette reine, c'était Liette, naturellement. Elle avait fini par accepter le titre toujours offert sans plus se défendre, mais elle s'entourait d'un nombre prodigieux de dames d'honneur, qu'elle comblait de faveurs inouïes, de peur qu'elles ne fussent jalouses. D'autres fois, elle forçait doucement les garçons à jouer à des jeux « de filles », des jeux à rondes et à chansons, qu'ils méprisaient. Ils tournaient en se tenant par la main, prenant d'abord des airs maussades et moqueurs. Mais, à force de regarder Liette qui se tenait debout au milieu de la ronde, sa petite figure toute blanche dans l'ombre du grand chapeau de paille, ses yeux qui brillaient doucement, ses jeunes lèvres qui formaient les vieilles paroles de la chanson comme autant de moues tendres, ils cessaient peu à peu de se moquer, et chantaient aussi sans la quitter des yeux :
Nous n'irons plus au bois.
Les lauriers sont coupés.
La belle que voilà...
Ils s'étaient séparés et ils avaient vieilli, beaucoup d'entre eux sans jamais se revoir. Mais ceux qui se rencontraient, bien des années plus tard, n'avaient qu'à prononcer un nom pour se rappeler ensemble les années mortes et leur poignant parfum de jeunesse, pour revoir la petite fille aux yeux tendres qui tenait sa cour entre la maison et les grands arbres sombres, sur la pelouse marbrée de soleil.
Louis Hémon, La belle que voilà.