Que Célestin Freinet ait dû un jour reprendre sa liberté pour persévérer dans sa tâche d’instituteur aura sans doute marqué son influence, fût-elle notoire, d’un je ne sais quoi de sulfureux qui est loin d’être dissipé. La pédagogie Freinet entretient avec la notion d’autonomie un rapport complexe que d’aucuns disent même ambigu, reprochant à ses praticiens de n’en faire qu’à leur tête ou même de n’invoquer l’autonomie de l’enfant que pour mieux le manipuler…
La condamnation est pour le moins hâtive et le procès, à l’évidence, mal instruit. C’est ignorer que les difficultés ne se lèvent pas par décret, que les meilleures Instructions officielles ne suffisent pas et que les maîtres, loin de n’en faire qu’à leur tête, assument la tâche délicate de les mettre en œuvre dans des contextes lourds de particularismes divers. C’est masquer que les outils popularisés par Freinet, plan de travail ou fichiers auto-correctifs, pour ne citer qu’eux, n’ont d’autre fonction que d’accompagner l’enfant dans sa conquête de l’autonomie. C’est vouloir ignorer que le concept central de «tâtonnement expérimental», dont la connotation péjorative a été indûment exploitée, avait préfiguré les orientations des sciences cognitives et le glissement que nous connaissons du pôle enseignement au pôle apprentissage. C’est donc peu de le dire: la pédagogie Freinet a fortement influencé la notion d’autonomie de l’élève. En fait, elle l’a portée, l’a illustrée, l’a affinée, refusant d’enfermer l’enfant dans le monde artificiel de l’école pour l’ancrer dans le monde réel, dans la vie, disait Freinet.
Mais la vie n’est pas inerte et le monde, depuis les premiers travaux de Freinet, a quelque peu changé. La prolongation de la scolarité obligatoire aura posé à elle seule plus de problèmes qu’elle n’en a résolus et ouvert un nouveau champ de réflexion. On crut d’abord à une nouvelle chance de pouvoir améliorer, grâce à la pédagogie Freinet, l’accueil des élèves mal armés pour une scolarité de collège dite normale, et les autorités de l’Education nationale l’avaient d’abord bien compris: les Instructions officielles relatives aux «Classes de Transition» étaient notoirement inspirées de la pédagogie Freinet. Mais ces classes particulières, qu’il eût fallu mieux accompagner dans leurs premiers succès, furent rapidement délaissées, et il est tentant d’évoquer ici les propos entendus le 4 juillet dernier au Tribunal administratif, dénonçant des procédés «à l’image de médecins qui débrancheraient les malades et viendraient ensuite constater avec tristesse que ceux-ci sont morts».
Pour rester à l’échelle de l’histoire et quoi qu’il en soit de ces polémiques sur l’autonomie dont la pédagogie Freinet a une longue expérience, la prolongation de la scolarité obligatoire aura été le révélateur d’une insuffisance jusqu’ici cachée de l’école élémentaire: préparer l’enfant à la vie active, ce en quoi Freinet s’était en son temps illustré, n’est pas tout à fait la même chose que le préparer aux études longues ou même au simple allongement de la scolarité obligatoire. L’autonomie à l’école, désormais, devait viser de façon plus ciblée la fonction d’écolier, ce qui invitait à une investigation plus précise des apports de Freinet.
Au terme d’une quête qu’il serait fastidieux de détailler, deux éléments majeurs des acquis de Freinet paraissent aujourd’hui devoir être réinvestis: la prévalence du pôle apprentissage d’une part, le besoin d’autonomie de l’enfant d’autre part.
Il est incontestable que l’élément clé de la pédagogie Freinet, le tâtonnement expérimental, tire celle-ci vers l’apprentissage en la détachant du sens classique du verbe «enseigner». Bien que Freinet ait insisté sur ce point en dénonçant la dénaturation «scolastique» de l’école et toujours souligné en outre l’importance du travail, affirmant même que l’enfant le préfère au jeu, l’école n’a pas assez pris en compte le fait que derrière l’idée de travail se profile celle de métier. Or, le métier d’écolier, comme tout métier, s’apprend. Il consiste en l’appropriation d’un savoir-faire hérité des générations précédentes, appropriation largement basée sur l’observation et l’imitation, mettant ainsi à l’épreuve les conceptions courantes de l’autonomie mais aussi de la morale. Pour la tradition scolaire, il n’était pas question de travailler autrement que seul. Pour la pédagogie Freinet, portée à valoriser le tâtonnement expérimental comme processus de découverte, la culture de la liberté et de l’originalité, bien illustrée dans les pratiques du texte libre et du dessin libre, a pu occulter dans une certaine mesure les exigences de l’appropriation du métier d’écolier par un processus d’imitation.
Mais il est non moins incontestable que Freinet pressentait la difficulté et que sa conception de l’autonomie, plus complexe qu’on ne l’a dit, était déjà systémique. L’ordre et la discipline sont nécessaires en classe, écrivait Freinet qui suggérait pourtant, par exigence de réalisme, de prendre en compte toute la complexité de la nature enfantine: l’enfant n’aime pas être commandé et n’aime pas s’aligner mais il aime en revanche choisir son travail même si ce choix n’est pas avantageux pour lui.
Ce dernier propos, connu sous le nom d’invariant n°7, est le plus litigieux sans doute des propositions de Freinet. Banal et pourtant équivoque. Il est communément cité comme une preuve de laxisme: laisser l’enfant choisir son travail, choisir son programme et au besoin n’en pas choisir, ferait de Freinet le tenant de Summerhill qu’il n’a jamais été. Car l’optique de Freinet est bien différente: si l’enfant aime choisir son travail, c’est qu’il exprime par là un légitime besoin de compréhension, un désir de s’atteler à la tâche en fonction des éléments dont il dispose pour la mener à bien, même s’il celle-ci s’avère plus ardue qu’avantageuse pour lui.
Laisser l’enfant choisir son travail, c’est en réalité l’obliger à analyser ce qu’on lui propose comme choix, à se faire une première représentation de l’objet à étudier. Manipulation peut-être, mais en quelque sorte voulue par l’enfant, proche du «Don’t accept me as I am!» de Feuerstein.
Laisser l’enfant choisir son travail, c’est l’aider à affronter la perspective du collège, lui permettre d’apprendre en fonction de ses propres représentations et de leur évolution progressive en respectant son légitime besoin de clarté cognitive, en l’initiant à l’attitude métacognitive. C’est lui offrir la possibilité de s’entraîner à l’analyse de la tâche, lui permettre d’acquérir ainsi progressivement ce «savoir faire» particulier caractéristique du «bon élève» qui sait où il en est de ses apprentissages et ne répond pas au hasard. Caractéristique si banale qu’elle ne semble pas figurer dans les grilles d’objectifs dont elle est plutôt une sorte de résultante, mais mériterait d’être travaillée pour elle-même.
Comment nier, aujourd’hui plus que jamais, l’importance de l’autonomie? Dans une école où le sécuritaire et le «risque zéro» tournent parfois à l’obsession, la pédagogie Freinet en vient à militer ici ou là – qui l’eût dit! – pour préserver le droit de l’enfant à une certaine liberté de déplacement! Mais ses ambitions vont bien au-delà. Centrée depuis toujours sur le travail de l’élève et la maîtrise de son «métier», la pédagogie Freinet reste fidèle à ses idéaux originaux. .......Michel Monot