3. La faisabilité d'une évaluation par situations complexes
Le moins que l'on puisse dire est que l'évaluation par situations complexes est un processus complexe qui présente beaucoup d'embûches pour l'enseignant désireux de s'y lancer !
Il n'est effectivement pas simple :
d'identifier des situations suffisamment complexes et significatives pour les élèves ;
de s'assurer que ces situations appartiennent à la famille de situations liée à la compétence qu'on souhaite évaluer ;
de proposer dans la situation d'évaluation trois occasions indépendantes et de même niveau de complexité qui permettront d'évaluer chaque critère retenu ;
d'identifier les meilleurs indicateurs pour chaque occasion et chaque critère ;
de gérer ces différents indicateurs pour établir le niveau de maîtrise du critère ;
...
De plus, certaines problématiques pourtant importantes n'ont pas été abordées ici :
comment identifier les ressources à mobiliser dans une situation d'évaluation pour être sûr qu'on évalue bien la compétence voulue ?
comment prendre en compte toutes les dimensions de situations réellement significatives, dimensions cognitives, socioaffectives, conatives, sensori-psycho-motrices... ?
comment préparer les élèves à résoudre des situations complexes pour développer leurs compétences ?
faut-il évaluer autrement selon que l'on veuille réguler le processus d'apprentissage ou certifier la maîtrise de compétences ?
faut-il évaluer uniquement des compétences ou aussi les ressources ?
L'évaluation par situations complexes est un processus complexe, mais elle est pourtant indispensable pour évaluer des compétences. C'est toute la question de la pertinence de l'évaluation, et des outils qu'elle utilise, par rapport aux objectifs qui sont poursuivis par un système éducatif (DE KETELE & GERARD, 2005). Si celui-ci souhaite que les élèves deviennent compétents, c'est-à-dire qu'ils soient à même de résoudre des situations-problèmes en mobilisant différentes ressources, il ne suffit pas d'évaluer la maîtrise de ces ressources... Encore faut-il que les élèves soient réellement à même, face à une situation-problème complexe, de mobiliser les ressources nécessaires, c'est-à-dire de les identifier et de les utiliser de manière conjointe pour résoudre la situation. Le seul moyen de le savoir est que l'élève soit confronté à des situations complexes.
Pour autant, l'évaluation par « situations complexes construites » n'est pas la seule modalité possible pour évaluer des compétences. Si la mise en « situations complexes naturelles » est peu pertinente et difficilement faisable pour l'éducation de base, au contraire des formations professionnalisantes, le recours au portfolio en tant qu'assemblage finalisé des travaux de l'élève qui démontrent ses efforts, ses progrès et ses acquisitions dans un ou plusieurs domaines (ALLAL & al., 1998 ; SCALLON, 2004) est, par exemple, un autre moyen très utilisé. Le portfolio offre plusieurs avantages en tant qu'outil d'évaluation. D'une part, il permet de partir des compétences réelles des élèves plutôt que de partir des compétences visées pour évaluer les compétences réelles (GERARD, 2006a). En ce sens, il est un véritable outil d'évaluation authentique (MOTTIER LOPEZ, 2006). D'autre part, il implique la participation de l'élève à la sélection des contenus, à la définition des critères de sélection et d'appréciation des travaux, ainsi que le développement de pratiques métacognitives (NUNZIATI, 1990). Le portfolio devient ainsi lui-même outil d'apprentissage : en le créant, l'élève est supposé apprendre mieux et plus en profondeur en le rendant conscient de ses apprentissages. Cette idée généreuse, renforcée par le taux élevé de satisfaction des utilisateurs, n'a pas encore fait l'objet, à notre connaissance, de validations empiriques.
Même si l'évaluation des compétences par situations complexes se révèle un processus complexe, elle reste une méthode relativement économique. En effet, une fois le processus maîtrisé, les enseignants peuvent non seulement assez facilement élaborer de nouvelles situations, mais peuvent aussi s'échanger des situations. On voit ainsi se développer de plus en plus des banques de situations, que ce soit à l'échelon local, régional ou national, par exemple en Belgique, au Liban, au Québec..., ou encore au niveau international, grâce notamment à la Communauté des pratiques suscitée par le Bureau International de l'Éducation (BIE, UNESCO).
Malgré de tels échanges, l'évaluation des compétences - quelle que soit la modalité utilisée - restera vraisemblablement la phase la plus complexe pour ceux qui pratiquent l'approche par les compétences. Le recours à des situations complexes construites nous paraît indispensable. Cette modalité sera faisable pour les enseignants pour autant qu'un certain nombre de conditions soient remplies, que ce soit à l'initiative du système éducatif en tant que tel ou à celle des enseignants eux-mêmes :
disposer d'un « référentiel de situations » décrivant les situations-cibles que l'élève doit être à même de résoudre au terme du niveau de formation concerné ;
définir, pour chaque famille de situations, les paramètres permettant de caractériser les éléments invariants de toutes ces situations ;
définir les critères d'évaluation qui seront utilisés, en limitant le nombre de ceux-ci tout en veillant à leur pertinence et à leur indépendance ;
élaborer des situations qui correspondent aux paramètres de la famille de situations et qui permettent d'évaluer au moins trois fois et de manière indépendante chaque critère, notamment en proposant trois consignes ou trois tâches différentes mais aussi complexes l'une que l'autre à partir d'un même contexte et/ou de mêmes supports ;
valider ces situations en les expérimentant, en les échangeant, en sollicitant l'avis de collègues... ;
formaliser sur la base de cette expérimentation et/ou de ces échanges les indicateurs les plus pertinents par rapport à chaque occasion et à chaque critère, et clarifier le plus possible la manière de gérer ces indicateurs pour déterminer le niveau de maîtrise des critères et de la compétence évaluée.
Ces conditions ne pourront évidemment être remplies que dans le cadre d'une véritable professionnalisation des enseignants : ceux-ci ne peuvent plus être de simples « transmetteurs de savoirs » mais doivent devenir de véritables professionnels du processus, complexe, de l'apprentissage.
4. Bibliographie
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