Echec scolaire et différenciation
il n’est plus possible aujourd’hui de se contenter d’analyser des facteurs de risque : les élèves sont ce qu’ils sont, inégaux et différents, pour mille raison explicables. Mais ces différences et inégalités de tous genres (personnelles et culturelles, cognitives, affectives, physiques, relationnelles) n’expliquent pas encore l’échec ou la réussite scolaire : tout dépend de ce que l’école propose ou impose aux générations successives qui lui sont confiées, de la façon dont elle traite ces différences. Expliquer les inégalités de réussite scolaire, c’est montrer comment le fonctionnement de l’école fabrique réussites et échecs (Perrenoud, 1984, 1989). Démocratiser l’enseignement, c’est transformer ce fonctionnement, enrayer les mécanismes de fabrication.
Une différenciation de l’enseignement, même totale, ne saurait suffire à combattre l’échec scolaire, parce qu’elle ne s’en prend qu’à l’un des mécanismes de fabrication de l’échec scolaire, l’indifférence aux différences. Aussi longtemps qu’un curriculum élitaire placera les familles et leurs enfants à distance très inégale de la culture scolaire, aussi longtemps que la diversification des formes d’excellence ne restera qu’une idée séduisante, aussi longtemps que le cursus exigera prématurément des maîtrises en train de se construire, aussi longtemps que l’évaluation dramatisera inutilement ou rendra visibles sans raison les inégalités réelles, il ne faut pas attendre de la différenciation un miracle. Elle ne peut être qu’une composante d’une stratégie d’ensemble (Perrenoud, 1991 c).
Mais c’est une composante majeure. Des enfants qui n’ont pas le même niveau de développement, le même capital culturel et linguistique, les mêmes ressources et attitudes, les mêmes rythmes d’apprentissage, ne peuvent pas tirer le même bénéfice du même enseignement. Il suffit donc que l’action pédagogique s’adresse uniformément ou presque à des enfants très différents pour que les différences se transforment en inégalités d’apprentissage, donc de réussite scolaire.
Certes, l’indifférence aux différences n’est pas totale. L’école primaire n’ignore pas totalement que les élèves n’ont pas les mêmes moyens :
Elle groupe les enfants par âge, ce qui limite la diversité des stades de développement.
Par le jeu des dispenses d’âge et surtout des redoublements, elle place les élèves avancés avec les plus âgés et ceux qui ont des difficultés avec de plus jeunes.
Dès le primaire, on place une fraction des élèves dans une filière spécialisée, reconnaissant qu’il relèvent d’une intervention médico-pédagogique spécifique.
Dans certains systèmes, on propose des progressions différenciées dans un cycle d’étude, ou des groupes de niveaux, dès le primaire.
Dans toute classe, même la plus traditionnelle, l’enseignement n’est jamais totalement frontal, certaines interactions didactiques sont différenciées.
6. Il existe des mesures de soutien individualisées (par certains maîtres, des élèves plus âgés, par les parents ou un précepteur, par un didacticiel interactif ou un réseau d’aide télématique, parfois par un psychologue ou logopédiste, enfin, plus récemment, par des maîtres de soutien ou intervenants spécialisés).
Ces diverses mesures de différenciation ne sont pas de même nature : les unes visent à former des groupes aussi homogènes que possible, espérant dès lors pouvoir leur dispenser un enseignement standardisé sans engendrer de fortes inégalités. D’autres cherchent à intervenir de façon différenciée auprès des individus appartenant au même groupe. C’est le cas du soutien.
L’indifférence aux différences n’est donc jamais totale, même dans les systèmes scolaires les plus traditionnels. Dans les plus avancés, on joue sur diverses formes de différenciation, dont le soutien. C’est le cas au Tessin ou dans le canton de Genève par exemple. Même alors, cela ne suffit pas, parce que la prise en compte des différences en classe, au jour le jour, reste le parent pauvre de la pédagogie. Le système scolaire, même là où la lutte contre l’échec est active, reste fondamentalement porté à traiter des groupes plutôt que des personnes dans leur diversité. Contrairement à toutes les autres professions de prise en charge de personnes (médecine, justice, psychologie, travail social) l’école croit encore qu’il est possible de grouper ses usagers, en limitant du même coup le traitement individualisé. Or ce groupement est toujours sommaire :
l’âge n’homogénéise que très approximativement le développement physique, psychoaffectif et intellectuel ; et moins encore les attitudes, le capital culturel, la personnalité ;
le redoublement est un correctif peu nuancé, donc les effets sont peu efficaces, voire destructeurs ;
les filières et les niveaux installent les hiérarchies plutôt que de les combattre.
Au-delà de tels groupements élémentaires, l’homogénéisation du niveau global des élèves est une illusion : elle n’empêche pas la diversité de reprendre ses droits devant n’importe quelle situation didactique concrète. En adoptant une conception constructiviste et interactionniste de l’apprentissage, on ne peut espérer aller très loin en adressant le même enseignement à tout un groupe. Chacun doit pouvoir suivre son propre cheminement. La seule voie véritablement prometteuse est donc de s’organiser pour qu’une partie importante des interactions didactiques ne se déroulent plus entre le maître et un grand groupe homogène, mais entre deux ou quelques personnes. Du coup, on pourra faire l’économie du redoublement et des groupes de niveaux et intégrer la prise en compte des différences à une organisation dont c’est la règle. [color=green] Philippe Perrenoud[/color]